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Le blog Citoyen

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POST TENEBRAS LUX


Notes sur le concept de «sociétés majoritairement musulmanes» : le cas Tarik Ramadan

Publié par Karim R'Bati sur 12 Août 2012, 23:01pm

Catégories : #ESSAIS

Nous devons à l’intellectuel-islamologue Tarik Ramadan la formule désormais consacrée de «sociétés majoritairement musulmanes». En tout cas, l’auteur de ces lignes ne se souvient pas l’avoir rencontrée ailleurs et, encore moins, avant de l’avoir entendue pour la première fois chez l’islamologue suisse. Formule banale pour certains ou banalement intelligible pour d’autres, nous-nous proposons, dans le cadre de ces notes, d’en analyser quelques présupposés sémantiques, ainsi que leurs leurs implications idéologiques, avant de conclure par quelques interrogations inquiétantes qu'elles suscitent. De fait, nous avons plutôt coutume de lire ou d’entendre des expressions du genre «sociétés musulmanes» ou «arabo-musulmanes» ou encore, très rarement, «sociétés de l’Islam», mais pas celle dont use Tarik Ramadan pour parler de ce qu’on appelle communément «le monde arabo-musulman» : c'est-à-dire cette improbable aire géographique d’Afrique du nord, du proche et Moyen-Orient, cernée d’est en ouest, entre l’océan indien et l’océan atlantique, l’Afrique subsaharienne au sud, le bassin méditerranéen et les ex-république soviétiques au nord-est.
En mettant en parallèle les registres sémantiques de ces deux catégories d’expressions, on en ressort avec un contraste saisissant. En effet, si la formule usuelle «sociétés (arbo-) musulmanes» désigne un référant fixe ou statique, adossé à un arrière-fond historique, géographiquement circonscrit, comme nous venons de le voir, la tournure douteuse de «sociétés majoritairement musulmanes», elle, est pour le moins ambivalente : d’une part, elle s’oppose à l’idée de sociétés où l’Islam serait une réalité (ultra-) minoritaire, comme c’est le cas pour l’Europe et plus généralement pour l’Occident et, d’autre part, elle présuppose un référant dynamique, situé sur l’axe sémantique «minorité majorité». Or, sur cet axe, le trait sémantique relatif à la dimension géographique n’a presque rien à voir avec celui participant du référent statique de la formulation usuelle «sociétés musulmanes».
Par ailleurs, aucune des deux catégories d’expressions n’est innocente, chacune pose un sérieux problème et toutes les deux, nous allons le voir, sont inappropriées. D’un côté, parler d’une aire géographique, aussi vaste, en tant que «sociétés musulmanes» ou «arabo-musulmanes», n’est-ce pas les réduire, en quelques sortes, à leur substrat ethnico-racial ou à l'un de leurs paradigmes (l'Islam) ? Ce qui revient à essentialiser des nations distinctes, des peuples différenciés et des sociétés par définition plurielles. De l’autre côté, la formule «sociétés majoritairement musulmanes», si elle a le mérite de «dés-ethnétiser» ou de «dés-essentialiser» ces mêmes sociétés, elle ne les réduit pas moins au même paradigme religieux. D’ailleurs, le fait même que ces sociétés soient qualifiées, dans le discours de Tarik Ramadan, de «majoritairement musulmanes» n’enlève rien à leurs diversités, ni à leurs clivages internes et ne signifie nullement que le référent religieux, aussi majoritaire soit-il, puisse être compatible avec le référentiel universel de démocratie et des droits humains. Enfin, les deux catégories de notions peuvent être considérées, à juste titre d’ailleurs, comme passées de mode, dès lors qu’on serait tenté de s’en servir pour parler de sociétés, dont certaines viennent de surprendre le monde par des révolutions démocratiques, où l’élément ethnique n’a pas sa place et où le facteur religieux n’y a joué aucun rôle - si ce n’est celui de force opportuniste d’inertie ou de compromission avec les segments les plus réactionnaires, les plus liberticides, les plus obscurantistes de ces sociétés.
Mais la seconde formulation, attribuée - à tord ou à raison - à Tarik Ramadan, nous réserve une autre nuance sémantique : sous l’apparence d’une tournure élégante, en accord avec l’esprit du temps, elle cache en vérité une certaine tendance à la déterritorialisation de ces sociétés dites musulmanes, en ce sens que l’idée de société qui y est exprimée déborde de ses frontières traditionnellement reconnues, ce qui la rapproche davantage de la notion englobante de «umma» (communauté musulmane universelle), telle qu’elle est définie dans la sourate 10,  dite «Yoûnous» du Coran, verset 19 [i] :
     «وَمَا كَانَ النَّاسُ إِلَّا أُمَّةً وَاحِدَةً فَاخْتَلَفُوا وَلَوْلَا كَلِمَةٌ سَبَقَتْ مِنْ رَبِّكَ لَقُضِيَ بَيْنَهُمْ فِيمَا فِيهِ يَخْتَلِفُونَ»
En parlant de «umma» [ii], au sens de communauté homogène constituée par des individus partageant un ou plusieurs éléments communs (territoire, langue, histoire commune, civilisation etc.), sur fond d’une égale adhésion à l’ordre politico-juridique de l’Islam, il est intéressant de rappeler son sens originel, lors de sa genèse première dans l’oasis de Yathrib (actuelle Médine) dès l’an 622 ap. J-C, correspondant à l’an I de l’Égire. En ces temps reculés, la première communauté "musulmane" de l’histoire englobait, outre des «Mûhâjiroun» (migrants qurayshites) et des «Ansâr» (médinois convertis à l’Islam), quelques tribus juives et une minorité non négligeable d’arabes chrétiens. Quatorze siècles plus tard - et avant même que l’idée de «umma» ne serve de substrat identitaire pour les théories laïques du nationalisme arabe (panarabismes : nassérien ou baassiste) fondées sur l’arabité et l’Islam - elle avait atteint son stade ultime de développement sous le règne du sultan ottoman Abdülhamid (1876 - 1909). Ce dernier, fidèle à son idéologie panislamiste, se considérait comme l’autorité religieuse suprême de tous les Musulmans, non seulement au sein de l’empire, mais bien au-delà. De nos jours, avec l’avènement de l’ère des chaînes satellitaires et des médias électroniques, nous assistons à une nouvelle mutation dans la notion de «umma» ; à l’heure de la révolution numérique, celle-ci renvoie à l’idée de communauté supranationale ou, pour ainsi dire transversale. En d’autres termes, une «umma virtuelle», selon l’expression d’Olivier Roy [iii] , déterritorialisée et à laquelle tout fidèle peut se relier via les réseaux sociaux, les forums de discussion et autres médias numériques.
Ce petit survol historique de la notion de «umma» permet ainsi de souligner ce que celle-ci, en particulier son ultime avatar («umma virtuelle»), a de commun avec la formule de «sociétés majoritairement musulmanes» : l’une et l’autre désignent des entités transversales et déterritorialisées. Mieux encore, pour la seconde, l’emploi par un intellectuel suisse et européen de l’adverbe «majoritairement», pour parler des «sociétés (dites) musulmanes» est inséparable de ce que les linguistes appellent les «actants ou circonstants de l’énonciation» : c'est-à-dire le lieu d’énonciation, ainsi que le point de vue de l’énonciateur ; en l’occurrence, un lieu ou l’Islam serait une réalité minoritaire. Aussi, cette société européenne, pour ainsi dire, «minoritairement musulmane» (!), est-elle non seulement transversale, c'est à dire d’origines et d’appartenances nationales diverses, mais elle est surtout déterritorialisée : en décalage plus ou moins important, ou plus ou moins significatif, par rapport aux valeurs européennes de liberté et de démocratie. D’où cette question : le monde, d’après Tarik Ramadan, du moins tel qu’il est inféré au travers de son discours, se diviserait-il, alors, en deux types de sociétés musulmanes : d’une part, les sociétés où l’Islam est la religion de la majorité écrasante de leurs populations et, d’autre part, celles qui seraient partiellement ou «minoritairement musulmanes»?
Peut-être est-ce une question subsidiaire ou de peu d’importance pour les contradicteurs occasionnels de Tarik Ramadan, notamment cette frange d’intellectuels français pour qui l’Islam n’est, au pire, qu’une réalité ultra-minoritaire ou «banlieusard et, au mieux, un épiphénomène inoffensif, tant qu’il sert à caractériser une lointaine aire géographique, correspondant à quelques «dictatures amies» du monde arabe, dont il convient de ne pas se mêler. Mais c’est une question qui mériterait, peut-être, de faire débat ; en tout cas, elle devrait être posée à l’intéressé, c’est-à-dire à Tarik Ramadan lui-même, ne serait-ce que pour enlever toute ambigüité à son discours : qu’entend-il vraiment par cette étrange formulation ? Quels sont les limites ou les contours sémantiques,  idéologiques et surtout géographiques d’un concept aussi élastique que de celui de «sociétés majoritairement musulmanes» ? Sans aller jusqu’à imputer à l’intellectuel suisse toutes les implications idéologiques de l’insoupçonnable riche potentiel sémantique que recèle un concept aussi nébuleux, l’adverbe «majoritairement», accolé à «sociétés musulmanes», pour parler d’entités où l’Islam s’afficherait en tant que donnée statique et constante, ne risque-t-il pas de sous-entendre, par contraste, des sociétés où l’Islam serait une réalité minoritaire, mais dynamique et évolutive ? Et de fait, cet Islam ultra-minoritaire des sociétés occidentales n’est-il pas déjà une inquiétante réalité en devenir constant : par l’activisme des réseaux salafistes, tout comme par la force de frappe financière des capitaux wahhabites ?
 Karim R’Bati : Wolfenschiessen - NW (Suisse), le 13 août 2012.

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Bibliographie sélective :

Jacques Berque, Les Arabes ; Paris, Actes Sud, 1997.
Mohammad-Kâmel Al-Khatîb,  Al-islah wa a(l)- Nahda, (vol. 1 et 2) ; manshoûrât wizârat a(l)- taq’afah; Dimarshq (Damas), Souriyyah (Syrie), 1992.
Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient: deux mille ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours ; éd. Albin Michel, Paris, 1996.
Sabrina Mervin, Histoire de l’Islam fondements et doctrines, éd. Flammarion, Paris, 2000.
Olivier Roy, L’Islam mondialisé ; éd. Le Seuil, Paris, Paris, 2002.

[i] [Les gens ne formaient (à l'origine) qu'une seule communauté. Puis ils divergèrent. Et si ce n'était une décision préalable de ton Seigneur, les litiges qui les opposaient auraient été tranchés.] Qur‘an Al-Islam (Le Coran), version électronique multilingue : http://quran.al-islam.com/Loader.aspx?pageid=215

[ii] Sabrina Mervin, Histoire de l’Islam fondements et doctrines, éd. Flammarion, Paris, 2000.

[iii] Olivier Roy, L’Islam mondialisé, éd. Le Seuil, Paris, Paris, 2002.

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